Interlude, au sens propre et au sens figuré

La chronique de Josée Blanchette dans Le Devoir du 26 février reprend un thème qui me préoccupe depuis longtemps, soit l’incapacité des groupes de la société civile à intervenir là où ils savent que c’est essentiel. Je notais dans mon dernier article que les questions de démographie semblent aboutir souvent à des dérapages dans les analyses même des experts. Dans la chronique de Blanchette, c’est la question de la viande et des impacts des élevages, et donc de la consommation de la viande elle-même. Le visionnement de Cowspiracy (une heure et demi qui valent la peine) est déconcertant par la masse d’informations fournies que nous connaissions déjà en bonne partie, mais qui insiste.

Dans les entrevues qu’elle a faites avec Laure Waridel et avec Karel Mayrand pour la chronique, ces deux soulignent la difficulté d’intervenir face aux défis, Mayrand ajoutant celui du rôle de l’automobile dans notre civilisation. Dans mon prochain article, je vais revenir sur cette problématique en commentant le document de Greenpeace International sur le potentiel des énergies renouvelables (100% de capacité à fournir l’énergie requise par l’humanité…).Zone morte Golfe du Mexique

Ce qui frappe dans la brève citation de Mayrand est son constat que la population ne tolère pas des interventions touchant les «dogmes» de la société – et son rejet des critiques des groupes par Cowspiracy, critiques difficiles à contourner. Ensemble, l’attachement à la viande et à l’auto représente quand même des enjeux touchant une bonne partie des émissions responsables pour les changements climatiques, mais aussi – c’est l’accent de Cowspiracy – la perte directe de biodiversité dans toutes ces formes pour produire la viande, en complément à la perte «indirecte» que représente la menace des changements climatiques. Ajouter à cela un discours insistant sur une réduction dramatique de notre consommation de produits de l’industrie et nous sommes devant une situation où on comprend plus facilement l’incapacité des gouvernements à développer des plans d’action en la matière : les populations des pays riches sont fortement investies dans des comportements qui sont en contradiction avec les changements requis pour éviter la catastrophe.[1]

Rôle de la société civile – et des individus

Par pure coïncidence, je viens de commencer la lecture du livre de Gar Alperovitz, America Beyond Capitalism (2005), suite à des références de Gus Speth. Et voilà, dès les premiers paragraphes, ce militant de la première heure se situe, nous situe :

It is not only necessary but possible to « change the system ».. When I worked in the Senate in the early 1960s, it was for Gaylord Nelson – the founder of Earth Day. The idea that environmental issues might one day become important in America seemed far-fetched then. Everyone knew this was a nonstarter. I witnessed close at hand the rise from « nowhere » of what once had been called « conservation » to become the « environmental movement ». I view current setbacks and political obstacles with a certain historical sense of the possible, and I view long-run change coming « out of nowhere » as always – minimally! – conceivable.[2]

Derrière les brefs commentaires de Waridel et Mayrand dans la chronique de Blanchette se trouve un constat troublant. Quand les groupes constatent que les défis qu’il faut relever vont à l’encontre de «dogmes» de la population (tels qu’ils les conçoivent), ils réorientent leurs interventions pour éviter de se «faire ramasser». Ils interviennent régulièrement maintenant – depuis longtemps, en fait, et vertueusement – pour un meilleur aménagement de nos villes et pour un transport en commun plus efficace. Ils savent en même temps que de tels objectifs sont devenus des priorités parce que notre affaire avec l’automobile a fait dévier nos interventions sociétales depuis des décennies, et vont empêcher la reconnaissance des objectifs qu’ils prônent. Cela tant que l’automobile restera au cœur de notre société de consommation.[3] Il est impératif que le «mouvement environnemental» cible aujourd’hui des changements systémiques nouveaux par rapport à ceux des années 1960.

Je viens de recevoir un message de la Fondation David Suzuki, où Mayrand est le directeur général, intitulé «Accumulez-vous des milles Aéroplan?». Je m’attendais naïvement à une intervention soulignant que la vie des babyboomers à la retraite (probablement pas leur membership de base…) centrée sur des voyages se bute à une autre source d’émissions importante: le transport aérien constitue le secteur des transports le plus difficile à gérer en matière de réductions de gaz à effet de serre (GES). Il n’en était rien pour le message : la Fondation sollicite le don des milles de ses membres pour permettre les «déplacements essentiels» de ses dirigeants (comme pour la COP21 en novembre-décembre). Ces dirigeants peuvent appuyer les constats de Blanchette, et aller plus loin pour constater que l’agriculture est peut-être même la plus importante source d’émissions de GES, avant les transports (lire : l’automobile); leurs interventions en matière d’agriculture et d’alimentation restent bien timides à cet égard, comme celles face à l’auto.

Je ne sais même pas comment me situer moi-même dans tout ceci. J’ai soupé avec les responsables de l’Association humaniste avant ma présentation chez eux il y a deux semaines, et j’ai commandé un repas d’agneau, viande que j’aime beaucoup et qui n’est pas souvent au menu. Un peu plus tard, un membre de l’Association s’est joint à nous. C’est quelqu’un qui commente mon blogue de temps en temps, et il s’est exclamé en voyant mon assiette : vous mangez de la viande?! Lors du dîner le même jour, un autre ami a noté que j’avais choisi le couscous aux merguez, alors qu’il s’était permis de présumer que j’aurais choisi le couscous végétarien, juste au-dessus dans le menu. Comme pour l’agneau du souper, je ne mange pas souvent le merguez, et je profitais de l’occasion. Finalement, comme Mayrand, je suis omnivore, et comme Pineau, pas végétarien en partie pour des raisons familiales. Cela ne diminue pas le fait que, au minimum, la limitation de la viande à un rôle de condiment pour des plats surtout végétariens est incontournable dans nos sérieux efforts de concevoir l’avenir.

Pire, comme Mayrand, je me suis permis plusieurs voyages ces dernières années, voyages dont les GES qui leur étaient associés étaient probablement à chaque fois plus importantes par deux fois que celles de ma Prius pendant l’année. Je sentais une certaine culpabilité en faisant ces voyages «essentiels» en Chine, mais mon alternative était de tout simplement rester chez nous. J’y suis allé donc quatre fois, et peu importe qu’ils n’étaient pas pour le plaisir, mais pour mieux comprendre le fonctionnement de ce pays où mon journaliste d’antan ne voit que celui d’un pouvoir dictatorial mais que je vois comme offrant des pistes pour le changement systémique qui s’imposera, je fonçais dans les émissions.

À la fin de mon voyage de 2011, lors d’une rencontre avec le directeur de l’Institut d’études urbaines et environnementales de la Chinese Academy of Social Sciences à Beijing, j’échangeais avec lui sur le rôle de l’automobile en Chine. Le contexte : sa correction de mon sens que les réserves de charbon de la Chine étaient de près de 200 ans, réserves qu’il ramenait à environ 45 ans. Le charbon est pourtant presque inévitablement la source de l’électricité pour alimenter la flotte d’automobiles que la Chine voudrait augmenter dramatiquement. Et face à notre constat de la congestion déjà impressionnante dans les villes chinoises, il ajoutait : le Chinois de la classe moyenne pourra facilement se satisfaire de tout simplement voir et faire voir son auto stationnée dans sa petite cour en avant, sans même l’utiliser…

Les travaux récents du DDPP et de Greenpeace International mettent de l’avant, parce que c’est incontournable, un changement «systémique» – pour reprendre le terme d’Alperovitz – dans les transports, mais c’est fascinant de voir comment cela est saupoudré d’une reconnaissance un peu partout que l’automobile domine et va continuer à dominer, de toute évidence. Le changement systémique relève du rêve dans ces travaux, qui cherchent à formuler les pistes pour permettre d’atteindre non seulement les pistes de l’Accord de Paris, beaucoup trop restreintes, mais un changement systémique dans la société elle-même. Ils n’y arrivent qu’à force d’énormes efforts de l’imagination.

Nos vies remplies de contradictions appellent une meilleure prise de conscience et un meilleur comportement. Reste que nos gestes comme individus, même dans les pays riches, ne représentent pas le changement systémique qu’il faut tant que nous n’aurons pas atteint la masse critique, le rejet des dogmes et des comportements en train de saccager notre seul milieu de vie, non seulement chez nous, mais sur la planète entière.

Le «dogme» démographique

Reste donc à comprendre les groupes, qui semblent ainsi reconnaître, par deux de ses intervenants les plus connus, qu’ils ne s’attaquent pas aux principaux défis qui menacent quand même la civilisation elle-même. Pierre-Olivier Pineau complète le portrait assez bien dans la chronique, soulignant l’intertie qui nous empêche de prendre les décisions qui s’imposent. C’est intéressant à cet égard de revoir un autre échange dans la chronique de Blanchette pendant la COP21 au début de décembre. Waridel et Mayrand y étaient encore en cause.

Blanchette racontait la réflexion d’une étudiante dans le cours qu’elle avait visité : «Isabelle soulève la question des enfants : « Le géographe et professeur Rodolphe de Koninck dit que, dans un monde ‘soutenable’, on ne devrait pas avoir d’enfant. En tout cas, pas plus qu’un »». La semaine suivante, De Koninck corrigeait le tir pour Blanchette :

La semaine dernière, une étudiante interviewée ici a prêté des propos sur la natalité et la surpopulation au professeur et géographe Rodolphe De Koninck. Celui-ci m’a écrit pour rectifier les faits et me dire qu’au contraire, il ne préconise en rien la dénatalité : «Je pense plutôt qu’il faut fournir aux familles qui le souhaitent la possibilité d’avoir au moins deux enfants. […] La surpopulation est un mythe, le problème démographique, s’il en est un, ne relevant nullement du nombre d’habitants de la planète, mais bien de la façon dont une minorité d’entre eux l’habitent. Cette minorité prédatrice se retrouve essentiellement dans les pays riches.» Toutes mes excuses au nom de l’étudiante pour cette interprétation imaginative.

Ferme impossible figures - Version 2Finalement, De Koninck revient indirectement dans ce commentaire sur un court texte qu’il a écrit dans Les nouveaux cahiers du socialisme : La décroissance pour la suite du monde (n.14, 2015). «Une décroissance de la production agricole mondiale est-elle souhaitable?» souligne le caractère prédateur et destructeur de l’agriculture industrielle et propose qu’une agriculture paysanne pourrait mieux nourrir la population humaine. Sous-entendu dans le texte, en partie, et qu’il ne rend pas explicite, est ce qui est présenté directement dans Cowspiracy. C’est que l’on ne peut proposer cela, et se permettre des familles «normales», que dans une perspective qui réduit dramatiquement l’empreinte écologique de la minorité prédatrice de l’humanité, les populations des pays riches.

On voit ici une sensibilité envers une autre des problématiques («s’il en est une», dit De Koninck) marquant notre civilisation, où on a vu la population humaine tripler pendant une seule vie humaine (la mienne); c’était un comportement de cervidés dont on connaît le cycle de vie… On voit la même sensibilité dans les sources de l’article d’Yves-Marie Abraham que j’ai commenté dans mon dernier article et même chez Abraham lui-même. Le titre de son article, «Moins d’humains ou plus d’humanité ?» signalait par indirection et suggestion, comme chez DeKoninck – par le questionnement – , une profonde critique de notre style de vie prédateur, sans pour autant rejeter du revers de la main le défi que représente l’effort de bien vivre de la part de 7,5 milliards d’humains (avec plus à venir) sur cette planète sérieusement endommagée.

L’UQCN (ancien nom de Nature Québec) s’est «faite ramasser» – pour utiliser l’expression de Mayrand – en intervenant sur la question en 1991 dans son magazine Franc-Nord par une chronique «Une politique familiale … ou nataliste ?» de Luc Gagnon et Jean-Pierre Drapeau (vol.8. n.4, p.9-12), cela faisant suite à un éditorial de son CA l’automne précédent (j’en étais président). La réponse d’un chroniqueur du Journal de Montréal : les deux auteurs étaient des crétins… Les crétins sont toujours à l’œuvre et même si, comme pour Alperovitz, ils ne semblent pas réussir, cela ne semble pas être une justification pour poursuivre dans des efforts de sensibilisation de la population et des décideurs qui détournent l’attention des véritables objectifs qui s’imposent…

 

MISE À JOUR (en fait, c’est du rattrapage…) le 15 mars 2016

Dans une intéressante note de recherche publiée au début de février, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) intervient là où certains groupes semblent réticents. La note, «Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec», fournit une analyse de stratégies économiques en matière de transports, pas mal dans la lignée des efforts des économistes hétérodoxes de maintenir le modèle économique actuel, et la contribution la plus intéressante est plutôt ailleurs.

La note de l’IRIS montre que la voiture électrique ne représente pas une piste intéressante pour répondre aux enjeux touchant le transport des personnes et sa dépendance totale aux énergies fossiles; en fait, il montre que le transport par véhicule privé ne représente pas une piste intéressante. Comme la note le souligne, une telle orientation est à l’envers de celles marquant les projets d’investissements du gouvernement du Québec pour la prochaine décennie. Par contre, un remaniement ministériel récent a mis un membre de l’équipe économique du gouvernement Couillard à la tête du ministère des Transports…

Cela est dans le contexte québécois, et lorsque la réflexion est étendue aux défis globaux, le constat est encore plus frappant dans son rejet de l’approche technologique en appui à l’intérêt individuel. La note sert de rappel pour d’autres interventions antérieures dans le domaine. En 2011, Vivre en ville et Équiterre ont publié Changer de direction : Pour un Québec libre de pétrole en 2030. Il s’agissait d’une belle synthèse des connaissances acquises à travers le monde doublée d’un ensemble de propositions tout à fait cohérentes et qui allait dans le sens d’une réduction dramatique du recours à l’automobile privée. Il insistait qu’«assumer pleinement l’objectif de réduire l’utilisation et le nombre d’automobiles» n’était pas «une déclaration de guerre à la voiture, qui a tout à fait sa place au sein d’un ‘cocktail transport’ bien dosé» (69) mais le rapport est quand même assorti de suggestions sur des «dissuasions concrètes à l’endroit du trafic automobile» (85). Le travail était également assez perspicace face à l’idée que l’électrification va régler les problèmes (99-10. Il termine, comme c’est le mot d’ordre depuis des années maintenant et presque sans effet, avec une conclusion intitulée «L’urgence d’agir»…

Il semble que presque tout ce qui a été retenu des interventions visant des changements radicaux dans les transports depuis cinq ans est justement le rêve technologique et l’idée d’électrifier les transports. En 2013, Pierre-Olivier Pineau était intervenu déjà dans le journal Nouveau projet (…) pour souligner que c’était une fausse piste, ce qui devient encore plus évident avec cette récente note qui sert, finalement, de rappel. Même si les groupes ne se font pas toujours ramasser, ils n’ont pas toujours beaucoup d’impact.

Pour le sens contraire de la situation venant des promoteurs de l’économie verte, dont Dialogues pour un Canada vert, voir le blogue de Pierre Langlois du 7 mars dernier, fondé sur l’expansion énorme du transport électrique.

 

 

[1] Dans mon article sur le post COP21, je note la critique de Marc Jaccard à l’effet que le marché de carbone et les taxes sur le carbone ne représentent pas des interventions efficaces parce qu’ils exigent aux gouvernements d’aller à l’encontre, et explicitement, des dogmes de la population – ce qu’ils ne feront pas. Sur cette question, voir aussi l’article de Christian Simard mentionné dans la note 2.

[2] Alperovitz se penche sur des enjeux socio-politiques, et a publié un autre livre en 2013, What Then Do We Do?. Un récent article de février 2016 commente même la campagne de Bernie Sanders. Évidemment, le défi pour ceux qui s’attaquent aux enjeux touchant les fondements écosystémiques de tout développement socio-politique sont différents, peut-être encore plus exigeants.

[3] Le matin même que j’écrivais ces lignes, Christian Simard de Nature Québec intervient avec un texte dans Le Devoir qui associe justement une diminution du nombre d’autos avec les questions d’aménagement et de transport en commun.

 

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Et que faire donc maintenant, après la COP21 ?

Petit survol d’interventions marquant les stratégies post COP21 pour situer le défi. Je reviendrai sur ces interventions et ces stratégies dans des articles à venir.

J’ai récemment rendu hommage à Maurice Strong, un de ces personnages des dernières décennies qui a marqué les efforts de corriger le tir dans notre développement, cela en travaillant à l’intérieur du système. Je viens de terminer le livre d’un autre de ces personnages, Gus Speth, décrit comme le «ultimate insider» de par ses efforts de corriger le système de l’intérieur. Dans un geste qu’il voulait contraire à toute sa carrière, Speth, en compagnie de Naomi Klein et plusieurs centaines d’autres, a été arrêté le 20 août 2011 pour désobéissance civile, manifestant son opposition au pipeline Keystone XL.

Il a publié ce dernier livre en 2012, l’année après l’arrestation. America the Possible : Manifesto for a New Economy représente son effort de souligner la nécessité de changer le système et de fournir quelques éléments d’un nouveau. Aussi intéressant soit-il, le livre frappe par sa manifestation de la difficulté de sortir du système dans sa propre pensée, aussi informée qu’elle soit ; même l’arrestation reste dans le cadre des règles en place. Et le défi pour Speth est même limité, «seulement» celui de réorienter les États-Unis. Finalement, le livre est un cri de cœur, un cri d’espoir et une sorte de survol de l’ensemble des interventions sur le thème du livre.

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Speth centre le survol sur le concept de «progressiste» qui le décrit. Ceci est intéressant, en voyant la progression inattendue de Bernie Sanders dans la campagne pré-électorale américaine où ce dernier, ni Démocrate ni Républicain mais sénateur indépendant, s’est lancé dans la course comme progressiste (en se distinguant ainsi de Hilary Clinton), et obtient des appuis impressionnants. Une victoire de Sanders dans les primaires, et ensuite dans la course à la présidence, représenterait probablement la sorte de chose que Speth cherche.

À la lecture du livre, on est quand même plutôt frappé par l’envergure des défis, meme en pensant seulement aux États-Unis ; on ne peut même qu’être découragé par la narration de ces défis dans les trois premiers chapitres, tout comme dans celui sur l’avenir de la démocratie dans le chapitre 8. Finalement, on voit une sorte de mise à jour de la vision apocalyptique de Maurice Strong dans son autobiographie de 2001, et presque aussi découragé – même pour un dur à cuire comme moi, qui n’aurait pas survécu autrement à des années de militantisme plutôt infructueuses. Ses propositions en réponse frôlent le lyrique.

Strong n’a pas changé d’approche à ses efforts d’intervenir dans les activités à l’échelle internationale après la publication de son autobiographie. Il faut quand même croire qu’il retenait son idée que «seul la chance ou la sagesse» permetrait d’éviter l’apocalypse. Avec son geste de désobéissance civile, Speth fait un pas de plus que Strong dans son intervention, soulignant avec insistance que le modèle de croissance économique n’a pas d’avenir. Reste que son livre montre tellement bien l’envergure des défis (pour le répéter, seulement pour les États-Unis…) que l’on doit bien soupçonner que la chance et la sagesse représentent tout ce qu’il voit, vraiment, comme possibilités.

Sauf que Speth abandonne, dans sa rédaction, une prise en compte de contraintes telles l’empreinte écologique fournissant un indice du défi raisonnablement précis, le budget carbone maintenant quantifié et les réductions nécessaires de GES qu’il impose, aout comme leurs réallocations. Finalement, pas plus que Strong, il ne voit pas d’issue pour sa réflexion.

Progressiste au Québec ?

À mon niveau, mon parcours ressemble pas mal à ceux de Strong et de Speth, dans le sens que j’ai passé plusieurs décennies à essayer de travailler à l’intérieur du système, atteignant les limites quand j’occupais les postes de Sous-ministre adjoint au développement durable et à la conservation (1990-1991) et de Commissaire au développement durable et Vérificateur général adjoint (2007-2008). Probablement représentatif d’un certain bémol dans le parcours, comprenant 40 ans au sein du mouvement environnemental dans la société civile, j’ai démissioné du premier poste et j’ai été démissionné du deuxième.

Speth ne mentionne même pas dans son livre les travaux de Halte à la croissance, surprenant en voyant la masse de références qu’il fournit. Son appel pour un mouvement progressiste, qui n’arrivera vraisemblablement pas face aux obstacles, s’insère quand même dans un autre appel. Et il souligne que le mouvement environnemental a toujours de la difficulté aux États-Unis à s’intégrer dans le mouvement politique que Speth croit nécessaire. Il y a une absence de liens entre les libéraux (progressistes politiques) et les environnementalistes ; les premiers devraient reconnaître l’urgence (à court terme) des crises décrites par les deuxièmes, et ceux-ci la nécessité de changer d’approche.

My sad conclusion is that the environmental community is stuck in a rut and losing. If we just keep doing what we’re doing now, without any growth in the economy and population, we’ll ruin the planet. And yet the environmental community is still mainly working within the ambit of the things that succeeded in the ’70s.

Je dois bien constater que mes propres propos insistant sur l’échec du mouvement environnemental et de mes efforts pendant un demi-siècle ne soulèvent pas beaucoup de sympathie parmi mes anciens collègues du mouvement. En effet, j’ai même beaucoup de difficulté à m’impliquer dans les nombreux «dossiers» qui perdurent ou qui arrivent sur la scène, autrefois et pendant longtemps une passion et un object d’implications à temps plein.

En même temps, j’essaie de maintenir le principe que je puis me tromper dans ma lecture de la situation, dans ma confiance dans les travaux de Halte à la croissance. Je retourne régulièrement donc aux efforts des différents intervenants, dont les groupes, les professionnels et les universitaires, à confronter les défis et offrir des pistes de solution. En effet, le mouvement environnemental a toujours et surtout trouvé les sources pour ses activités, pour ses orientations, dans le travail des scientifiques.

Les fondements de nos interventions

Je suis les travaux du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) depuis maintenant un an et demi, voyant dans ces travaux, qui partent des calculs du GIÉC et du budget carbone en cause dans les efforts de réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre (GES), une approche qui mérite attention. Le DDPP a maintenant publié une version complète (mais non finale) de son travail pour 2015 et, pour la première fois, on peut y trouver une analyse de sa façon de tenir compte du budget dans les allocations faites aux 15 pays pour lesquels ses équipes ont produit un DDP – cela en insistant sur le maintien de la croissance économique jugée essentielle par l’ensemble des décideurs. Sans une allocation explicite, on y trouve « a ‘downward attractor’ of 1.7 tonnes per capita based on equal tonnes per capita in 2050.  China and India are over, the Europeans under, and Canada about on par. There was recognition that some countries that made emissions intensive materials (e.g.steel and cement) would have higher per capita emissions as a result, to be accounted for at the global level » (communication personnelle d’un des responsables).

Un peu en contresens, j’ai lu le récent rapport du West Coast Environmental Law (WCEL) sur le budget carbone, où le travail vise à situer les défis pour le Canada dans son effort de respecter l’accord de Paris et des réductions d’émissions qui permettront de maintenir la hausse de température en-dessous de 2°C. En dépit du fait que les calculs du GIÉC représentent la meilleure source que nous avons pour l’effort, en ayant quantifié, WCEL aborde le sujet en laissant de coté ce budget carbone calculé pour l’humanité (même s’il y fait référence), limitant le terme pour la quantité des émissions que le Canada doit essayer d’éliminer, mais de toute évidence perdant les balises qui s’imposent. WCEL propose même de faire intervenir les enjeux économiques dans le travail pour décrire l’éventuel plan d’action qui serait approprié pour le Canada, au risque de voir compromises les données scientifiques, dont celles du GIÉC.

Dans une autre intervention, Greenpeace International, en collaboration avec le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe, a publié récemment un travail impressionnant qui fait le portrait du potentiel d’ici 2050 de fournir une énergie à l’humanité qui serait 100% renouvelable (ou un peu moins). Un premier survol ne me permet pas de voir si et comment le budget carbone est respecté par les deux scénarios révolutionnaires esquissés (une recherche ne trouve que 4 référeGreenpeacde 100%nces au budget carbone et celles-ci ne fournissent pas de réponses à la question). Ni une recherche ni un examen de la table des matières ne permet pas de voir si le travail cherche à atteindre une convergence dans l’utilisation de l’énergie par les quelque 9 milliards de personnes prévues; un coup d’oeil aux résultats pour l’OCDE et l’Afrique suggère qu’il y a des différences importantes qui restent en 2050 dans la consommation d’énergie par les différentes populations du monde. En parallèle à cela, Clean Technica a également produit les résultats de travaux proposant que jusqu’à 139 pays pourraient atteindre 100% énergies renouvelables. Comme pour le travail du DDPP, il n’y a aucune raison de vouloir refaire ces travaux, que même les auteurs reconnaissant comme dépendant de nombreuses hypothèses. L’intérêt est ailleurs, en lisant les documents. Comme pour le DDPP, Greenpeace cherche à faire le portrait d’un monde en 2050 qui serait fondé sur le maintien pendant 35 ans du modèle économique actuel, un monde qui aura doublé son activité économique (pour le DDPP, la croissance serait de 350%).

Le document inclut comme partie intégrante du travail des estimations des coûts pour l’ensemble des interventions touchant la production d’énergie. Dans un contexte qui semble escamoter une allocation du budget carbone, voire un portrait en termes sociaux des différents pays du monde en 2050, le lecteur cherche à voir comment les auteurs abordent les inégalités actuelles entre pays qui risquent de saborder tout effort de concertation face aux changements climatiques; le maintien du modèle économique actuel risque de maintenir ces mêmes inégalités. Conclusion préliminaire : le travail est un travail technique et sectoriel, cherchant à voir comment l’énergie renouvelable pourrait permettre de maintenir le développement économique et social que nous connaissons, pendant les 35 ans à venir. C’est à d’autres, ou les mêmes dans d’autres démarches, à voir comment cela est compatible avec toute une autre série d’interventions cherchant à répondre aux crises de l’eau, de l’alimentation, etc. Je vais y revenir après avoir examiné les quelque 350 pages…

Et ici au Canada ?

Dans une autre intervention, Marc Jaccard de Simon Fraser University publie un papier sur les différentes mesures discutées en vue d’un plan d’action sur les changements climatiques. Il part de l’objectif établi par le gouvernement Harper, qui ne répond même pas à une attente que l’on peut juger acceptable, et montre que le coût des mesures nécessaires pour l’atteindre n’ont aucune commune mesure avec celles qui semblent proposées par les groupes qui travaillent sur les suites de l’Accord de Paris. Le coût du carbone, en 2030, serait de l’ordre de 160$, inacceptable sur le plan politique, juge Jaccard, à moins de l’introduire par une réglementation qui la cache plutôt que par une taxe ou un jeu d’échanges de droits d’émissions qui le met en évidence. Autre indication de l’ampleur des défis : un objectif pour la vente de véhicules personnelles en 2030 qui serait 70% électrique… Ce qui frappe est le caractère irréaliste des propositions, quelque chose que même Jaccard semble reconnaître – et cela, pour un objectif digne du gouvernement Harper.[1]

Le DDPC va plus loin, en partant de l’objectif de respecter le budget carbone du GIÉC. J’ai déjà parlé des travaux de l’équipe canadienne et l’intérêt est de partir maintenant de la récente mise à jour pour esquisser l’approche, les défis et ce que l’on pourra attendre d’un éventuel plan de mise en œuvre de l’Accord de Paris ici au Canada. À cet égard, une récente entrevue de David Suzuki au Huffington Post, «Si Paris a changé la donne, comment se fait-il qu’on parle encore d’oléoducs?», établit le ton qui définit les attentes. Le nouveau gouvernement Trudeau a déjà indiqué sa volonté d’aller dans le sens du DDPC en maintenant l’exploitation des sables bitumineux, et les débats sur les pipelines ne font que souligner l’absence d’analyse des implications d’un abandon de cette exploitation. La Fondation Suzuki au Québec intervient pour suggérer cela, en prônant le 100% renouvelables du rapport de Greenpeace International et même voit le Québec aller dans ce sens, en prenant au mot les récentes interventions de Philippe Couillard.

 

[1] Jaccard suggère qu’une approche réglementaire fournira de bien meilleurs résultats, et est plus réaliste, sur les plans environnemental, économique et politique, qu’une approche par une taxe carbone ou même par des échanges de droits d’émissions.

It’s the same in any jurisdiction that has significantly reduced emissions. Experts show that the carbon pricing policy in California, which Quebec has now joined, will have almost no effect by 2020. Ninety percent of that state’s current and projected reductions are attributed to innovative, flexible regulations on electricity, fuels, vehicles, buildings, appliances, equipment and land use. Even Scandinavian countries, famous for two decades of carbon taxes, mostly used regulations to reduce emissions. For example, the greatest CO2 reductions in Sweden happened when publicly owned district heat providers were forced to switch fuels.

Assez curiusement, Jaccard prône l’approche du mouvement environnemental critiquée par Yves-Marie Abraham et qui cherche a rendre implicite ce qui serait difficile à faire accepter de façon explicite – sauf qu’il prend l’exemple de la taxe carbone comme explicite, alors qu’Abraham suggère qu’elle est implicite…

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